En lisant les journaux ou en écoutant les syndicats agricoles et les responsables politiques, on pourrait croire que les dégâts causés par les grands ongulés à l’agriculture (cultures, prairies, vignes) sont immenses. Pourtant, ce n’est pas le cas. La grogne des paysans est relayée sans discernement, tandis que les fédérations de chasse se plaignent des indemnisations des dégâts de gibier qu’elles doivent verser. Cet article traite des indemnisations des dégâts causés par les grands ongulés aux cultures.
Il est important de noter que les dommages causés par la “petite faune” ou ceux subis par les forêts ne sont pas couverts par les chasseurs, conformément au Code de l’environnement (article L426-1). 

 

Des indemnisations modestes pour de faibles surfaces

Le montant des dommages indemnisés chaque année par les chasseurs est relativement modeste, s’élevant à environ 42 millions d’euros entre 2017 et 2021. Ce chiffre a augmenté au cours des deux années suivantes en raison de la hausse du coût des céréales, conséquence de la guerre en Ukraine. Cependant, cette hausse reste modérée sur le long terme.

Les dépenses administratives des fédérations de chasse représentent 57 % de frais qui viennent s’ajouter au montant des indemnisations versées au cours des quatre années observées, soit 24 millions d’euros par an. En d’autres termes, pour 100 € remboursés, 57 € supplémentaires sont nécessaires pour couvrir les frais des fédérations de chasse, incluant les estimateurs se déplaçant sur le terrain et le personnel administratif gérant les dossiers. Le CGEDD (Conseil général de l’environnement et du développement durable) estime que l’évaluation de ces frais est « assez peu robuste ».

La part dédiée à la prévention des dégâts est très faible, entre 5 et 6 millions d’euros par an. Le montant des dégâts est relativement stable.

 

Évolution des surfaces agricoles détruites et indemnisées par type de culture (2017–2021)

Les surfaces agricoles indemnisées sont stables et très faibles au regard des surfaces totales cultivées : 0,8 % des surfaces de maïs cultivées en France, 0,1 % des surfaces de céréales à paille, 0,01 % des surfaces de colza1.

À titre de comparaison, le coût des aléas liés au réchauffement climatique est évalué à 3 milliards d’euros par an2, soit environ 70 fois plus que les dégâts causés par les grands ongulés aux cultures. Tandis que la menace du réchauffement climatique sur l’agriculture est structurelle et omniprésente, celle des grands ongulés est limitée à certains espaces spécifiques.

 

Indemnisations versées aux agriculteurs, frais de fonctionnement et de prévention (2017–2021)

Des dégâts très concentrés géographiquement

Contrairement à ce que l’on veut nous faire croire, les dégâts sur les cultures, prairies et vignes sont très concentrés. Selon le service grands gibiers et dégâts de la Fédération nationale des chasseurs, concernant le maïs, « il n’est pas rare que 15 communes cumulent à elles seules plus de 50 % des dégâts d’un département. » Cela montre que, dans la plupart des départements, la question de la maîtrise des dégâts de sangliers doit être envisagée à une échelle très réduite, souvent limitée à seulement 10 à 25 communes.

L’ONCFS (Office national de la chasse et de la faune sauvage) avait classé en effet les communes de 1 à 5 selon l’importance des indemnisations des cultures, les communes ayant les dégâts les plus importants étant classées 4 et 53.

Les chasseurs échouent devant les juges, mais obtiennent le soutien des politiques

La Fédération nationale des chasseurs a tenté de faire reconnaître comme inconstitutionnelle l’obligation pour les chasseurs d’indemniser les agriculteurs pour les dégâts causés par la faune sauvage, invoquant le principe d’égalité devant les charges publiques. Cependant, le Conseil constitutionnel a jugé que cette indemnisation n’était que la contrepartie de la mission de service public de gestion de la faune sauvage accordée aux fédérations de chasse et a rejeté leur demande5.

En 2023, les chasseurs ont toutefois obtenu 60 millions d’euros sur trois ans pour compenser les dégâts causés par la faune sauvage aux cultures, en particulier en raison de l’augmentation du coût des céréales provoquée par la guerre en Ukraine6. Cette obtention a été facilitée par une communication affirmant que rembourser les dégâts mènerait certaines fédérations à la faillite (Landes, Loiret)7. Le président de la FDC d’Eure-et-Loir déclarait : « Un financement des dégâts par les seuls chasseurs n’est plus tenable et conduira à la faillite de nos structures »8.

La Cour des comptes souligne cependant que « la situation financière des Fédérations départementales des chasseurs et du réseau fédéral n’a fait l’objet d’aucune analyse de la part des services de l’État, au niveau national ou départemental, préalablement à la signature de l’accord du 1er mars 2023 ». Elle observe une situation de trésorerie positive qui aurait dû amener l’État à évaluer l’efficacité de la pression de chasse et de la régulation avant d’accorder des financements supplémentaires9.

De plus, les fédérations de chasse disposent de plusieurs leviers pour augmenter leurs recettes (subventions territoriales, ventes de timbres départementaux grand gibier, etc.)4.

Le chevreuil, offert sur l’autel de la chasse

L’analyse des dégâts imputés à chaque espèce montre que les sangliers seraient responsables d’environ 87 % des dommages, les cerfs 11 % et les chevreuils 2 %10. Le montant des dégâts causés par les chevreuils peut être étonnamment bas, comme le révèle notre analyse dans plusieurs départements (rappel : les dégâts aux forêts ne sont pas comptés).

« La relative faible contribution des chevreuils aux dégâts agricoles peut s’expliquer par leur masse corporelle (leurs besoins énergétiques individuels étant quatre fois inférieurs à ceux du cerf), leur régime alimentaire principalement composé de végétaux ligneux, et leur organisation sociale (vivant soit en solitaire, soit en petits groupes — parfois de taille plus importante en plaine — en été et au début de l’automne). En conséquence, les dommages causés aux cultures par les chevreuils semblent être répartis dans le temps et l’espace. »11

 

Montant des dégâts par département (chevreuils et cerfs)

Renforcer la protection des cultures, déjà efficace

La réponse communément admise des chasseurs, des agriculteurs et des autorités est de « mettre une pression de chasse adaptée ». Cependant, l’« agrainage dissuasif » souvent préconisé semble aggraver le problème (voir notre article dédié). À long terme, le retour des grands prédateurs est probablement la solution la plus appropriée.

En attendant, des dispositifs tels que les clôtures électriques mobiles ou fixes, les répulsifs et les balises sonores ont démontré leur efficacité. Parmi eux, la clôture électrique apparaît comme la plus efficace pour dissuader les sangliers d’endommager les terrains12. Les sangliers franchissent rarement ces clôtures en sautant (contrairement aux cervidés), mais peuvent les forcer s’ils sont traqués.

Un sondage mené en 2019 auprès de 800 agriculteurs montre que les barrières physiques sont jugées aussi efficaces que la chasse, avec environ 50 % de satisfaction « bonne » et « très bonne », et 20 % de satisfaction « moyenne »13. Reste que l’entretien des clôtures est contraignant et coûteux, surtout sans participation des fédérations de chasse. Les golfs, qui disposent généralement de ressources, devraient être tenus d’assurer la protection de leurs terrains.

Un label pour les agriculteurs “écolos”

Certains agriculteurs trouvent normal que des animaux se servent dans leurs cultures, en laissant une bande de côté non protégée, destinée à la faune sauvage. Ces agriculteurs doivent être salués pour leur altruisme et encouragés.

Animal Cross propose la création d’un label « AGR-AMI-BIO » pour distinguer les agriculteurs qui laissent des cultures, des jachères, des haies pour la grande et petite faune et limitent au maximum les pesticides. Des week-ends de vacances dans des lieux insolites pourraient aussi les récompenser !

Indemnisation : une justification implicite de la chasse

En imposant aux chasseurs d’indemniser les agriculteurs pour les dégâts causés par la grande faune (sangliers, cerfs, chevreuils, daims), la loi justifie le recours à la chasse pour abattre ces animaux. Comme l’a souligné le Conseil constitutionnel, cette indemnisation est l’autre face de leur mission de gestion de la faune sauvage.

Actuellement, la législation impose aux chasseurs la responsabilité d’indemniser les dégâts aux cultures et aux prairies causés par les grands ongulés. La procédure d’indemnisation, amiable ou contentieuse, repose sur l’article 1240 du Code civil (« tout acte d’une personne qui cause un dommage à autrui l’oblige, par sa faute, à le réparer ») — une base curieuse s’agissant d’animaux sauvages considérés comme res nullius. Sans la précision législative, rien ne contraindrait les chasseurs à indemniser des dégâts causés par des animaux qui ne leur appartiennent pas14.

Ce système a assez duré : la proposition d’Animal Cross

Animal Cross propose un nouveau mode d’indemnisation des récoltes : retirer aux chasseurs le soin d’indemniser les agriculteurs.

  • En cas de dégâts, l’exploitant réclame une indemnisation à l’État. Les dossiers sont gérés par l’OFB (Office français de la biodiversité).
  • Les chasseurs versent à l’État (et non aux fédérations) les contributions actuelles, justifiées par le droit de chasser des animaux qui ne leur appartiennent pas.
  • Les schémas départementaux de gestion cynégétique, la fixation des quotas, etc., ne doivent plus être monopolisés par les fédérations de chasse.

Notre demande

  1. Établir un département pilote où les cultures en zone sensible seraient systématiquement protégées des grands ongulés et où les dépenses de protection seraient assurées par l’État (maintenance et réparations à la charge de l’exploitant, qui devient propriétaire des systèmes).
  2. Supprimer immédiatement l’agrainage et l’affouragement, seule manière de diminuer la population de grands animaux.
  3. Protéger toutes les cultures à risque dans les zones sensibles classées 4 et 5, pendant 4 ans.
  4. Mener une étude scientifique indépendante (des agriculteurs et des chasseurs), avec protocole et mesures robustes.
  5. Sur la base de ce test, généraliser l’expérience et ne pas accorder d’indemnisation sans protection dans les zones les plus sensibles (classes 4 et 5). Mettre en place un nouveau système d’indemnisation géré par l’État, retirant aux fédérations la responsabilité légale et l’idée qu’elles gèrent la faune sauvage.
  6. Supprimer l’agrainage sous toutes ses formes.
  7. Créer un fonds pour indemniser les agriculteurs qui laissent une partie de leur exploitation à la faune sauvage, avec un label « AGR-AMI-BIO » pour les récompenser.